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TERRITOIRE POUVOIR

23 août 1871. Léon Morel marchait lentement sur le quai de Brooklyn, sa valise usée serrée contre lui. Le port, bruyant, grouillait de bateaux et de passagers, d’ouvriers criant, de cargaisons descendues, de marchands hurlant leurs prix. Les grues d’acier grondaient, les entrepôts semblaient avaler la lumière, et l’odeur du charbon se mêlait à celle du sel et du poisson. La ville entière vibrait d’un rythme qui écrasait autant qu’il fascinait.
Il s’arrêta un instant et observa la ville moderne naissante. Les bâtiments s’élevaient en blocs de brique et de pierre, leurs toits ponctués de clochers et de cheminées fumantes, se dressant serrés les uns contre les autres. Le soleil, rebondissant par intermittence sur quelques vitres usées, ajoutait une lueur brève sur cette jungle de pierre et de fumée. Léon eut le vertige. Tout semblait possible ici, et en même temps, tout semblait vous écraser.
— Alors, vous venez chercher votre rêve, n’est-ce pas ?
Léon se retourna. Un jeune porteur, les mains noires de charbon, le regard pétillant :
— Oui... mais je me demande encore ce que cela signifie, répondit Léon.
— Ici, le rêve, c’est l’argent, dit le porteur avec un sourire amer. Posséder plus, toujours plus. Et les autres, derrière vous, à courir pour l’atteindre.
Léon hocha la tête, pensif. Il avait quitté Paris pour fuir la misère... ou la mort. Pour chercher un monde plus juste, car La Commune était morte, assassinée au Père Lachaise. Et pourtant, dès les premiers pas à New York, il sentait une pression invisible, un poids dans l’air où chaque souffle lui rappelait sa pauvreté. La ville ne promettait rien à ceux qui n’avaient rien. Elle attirait et repoussait à la fois, par ses mouvements et ses cris.
Il traversa le marché bondé. Les femmes, les hommes, les enfants, chacun courbé sous un panier, sous un sac de charbon, sous l’obligation de produire. Il passa devant un bureau de change et vit des hommes compter des piles de billets, le regard dur, comme s’ils possédaient la ville entière. Tout était à vendre : les murs, les voix, les rêves.
— Tu viens de loin ? demanda un vieux commerçant derrière un stand de fruits.
— De France, oui.
— Tu me prendra bien quelques beaux fruits ?
— Désolé, je n'ai pas beaucoup.
— Alors tu dois savoir qu'ici, tu es riche ou tu es invisible, l'ami.
Léon s’arrêta. Les mots de l’homme résonnaient. Une sonnette d’alarme. Il pensa à ses camarades, aux idéaux de justice, de solidarité, aux chants de La Commune qu’il avait laissés derrière lui. Ici, ces idéaux semblaient des fantômes perdus dans le béton et le fer. La ville bruissait de mille langues, mais ce n’était pas le son de la liberté : c’était celle du commerce, de la possession, de l’ambition sans limite.
Plus loin, un ouvrier s’énervait contre un chef d’équipe :
— Pourquoi dois-je travailler plus pour si peu ? cria-t-il.
— Parce que tu n’as rien, répondit le chef. Et que si tu veux rester ici, tu acceptes. Il y a des tas de types qui attendent ton boulot.
Léon sentit son estomac se nouer. Il comprit que la ville n’épargnait personne, qu’elle broyait les faibles sous ses règles invisibles. Chaque sourire, chaque échange commercial semblait mesurer la valeur d’un homme à son compte en banque ou à son muscle.
— Et ton rêve ? demanda Léon au commerçant.
— Mon rêve ? répliqua l’homme en riant. Le rêve est simple : avoir plus que mon voisin, et le lui montrer.
Léon continua, franchissant un pont où le vent fouettait les visages et portait des cris de chevaux, le cliquetis des calèches, et les appels des marins. La ville semblait immense, infinie, un labyrinthe où l’air lui-même pesait. Il pensa au mot “possession”. Ici, tout s’achetait, tout se vendait, même l’air qu’on respirait semblait avoir un prix.
Sur les docks, un groupe de migrants échangeait des histoires de travail à Brooklyn :
— Ils nous payeront un dollar pour dix heures, dit un homme, et si tu protestes, tu es dehors.
— Les riches sont toujours protégés, ajouta une femme. Et les pauvres sont des instruments.
Léon comprit alors que le rêve américain qu’on lui avait vendu n’était pas une promesse de justice ou de fraternité, mais un combat solitaire pour ne pas disparaître dans le flux de la ville.
Il s’assit enfin sur un banc, au bord du quai, regardant les reflets du soleil couchant dans l’eau. La ville était belle, majestueuse, mais Léon savait qu’elle n’accueillait pas les rêves innocents. Ici, chaque rêve devait être transformé en marchandise, chaque espoir en monnaie, chaque cœur en effort calculé.
— Tu penses que je survivrai ici ? demanda-t-il à voix basse, à lui-même.
— Tu survivra, répondit le vent qui s’engouffrait entre les immeubles. Mais tu perdras peut-être ce que tu croyais être ton rêve.
Un enfant passa en courant, un sac de pommes sur le dos. Il trébucha, se releva aussitôt, sourit, et disparut dans la foule. Léon le regarda partir et comprit que la ville choisissait elle-même qui pouvait respirer librement et qui devait plier sous son poids.
Les ombres s’allongeaient. Les fumées des usines s’élevaient, fantômes silencieux. Les immeubles projetaient de longues silhouettes sur les rues étroites. Léon se leva, les jambes lourdes, et reprit sa marche. Chaque pas semblait mesurer sa place dans cette ville tentaculaire, chaque souffle lui rappelait que New York ne donne rien sans exigence, que le rêve se paie cher.
— Peut-être qu’un jour, murmura-t-il, il existera un autre rêve. Un rêve qui ne se compte pas en dollars, qui ne mesure pas les hommes à leur fortune ou à leur origine.
Il continua à marcher, enveloppé par le vacarme et les soubresauts de la ville, sentant à la fois l’oppression et la beauté. New York était un monstre de fer et de bruit, un temple de l’argent, mais aussi un théâtre où ceux qui savaient tenir bon pouvaient encore inventer leur liberté. Léon Morel était fort, et il serait le vainqueur de l’adversité qu’on avait voulu lui imposer.

(jeudi 25 décembre 2025, treizième Nouvelle “Voyager pour survivre")