Imaginaire n°611
mercredi xx Mois 2024
inspirée par
“La tapisserie de Bayeux”
de la reine Mathilde
 
L’attente est un moment difficile.
 
LA FUREUR DE GUNHILD
 
Gunhild, grande et fière viking, tourne en rond dans la grande chambre du couple qu’elle forme avec Östen. Le lit encore défait depuis son départ il y a trois mois pour les terres oubliées, ces étendues blanches et gelées.
Elle s’est jurée de ne pas faire le lit avant son retour.
— Maudit soit Ulrik, ce fils de chienne, marmonne-t-elle entre ses dents.
Ulrik, le premier-né d’Östen, qu’il a eu avec cette esclave qui servait aux repas de fête, Gisèle ; cueillie sur les côtes de la Nord Mandie, pays riche en belles terres cultivées, de viande sur pied et aussi d’alcool.
À la pensée de ce dernier mot, Gunhild esquisse un sourire. Elle repense à ce moment où Östen la défia. “Ah ! Ce combat sur la poutre”, se dit-elle en se remémorant le moment. Il était fin saoul, et combattre contre elle à cinq mètres du sol, c’était une folie. Qu’est-ce qu’elle a ri quand il est tombé et a failli se fracasser le crâne sur la table de ses guerriers, tout aussi enivrés.
— Madame, l’interrompt un servant, dans ses pensées.
— Qu’y a-t-il, Pål ?
— Une mauvaise nouvelle, madame.
Elle s’approche du serviteur apeuré. Elle le prend par le col.
— Parle, moustique !
— C’est le Maître... un corbeau noir est venu se poser à sa place... sur son siège !
Le signe funeste était en effet évident. Il était arrivé quelque chose à son compagnon. Son regard devient alors aussi noir que les ailes d’un corbeau, justement.
— Et Ulrik... des nouvelles ?
— Non, le Snekkja[1] de monsieur Ulrik n’a pas réapparu.
Gunhild se tait, et les mains derrière le dos, recommence à tourner en rond en maugréant silencieusement.
— Que fait-on pour le corbeau ? Madame, ose demander le servant.
Elle se fige.
— Le corbeau ! Odin m’emmerde !
Elle se tourne vers son serviteur, qui essaye de garder son calme, tremblant des réactions impétueuses de Gunhild.
— As-tu vu un second corbeau, Pål ?
— Non, madame... il semblerait qu’il soit seul.
— Alors Odin n’y est pour rien si Hugin et Munin[2] ne sont pas là. Et je n’aime pas le penser, car l’une de mes sœurs est alors à la chasse. Les valkyries n’ont pas de pitié... j’en sais quelque chose ! Ulrik, ce fils de rien, je sais, s’est vendu à Freyja... qu’il soit maudit ! Il veut emporter son père, Östen avec lui à Fólkvangr... laisse ce corbeau alors. Ce n’est pas sa faute s’il est de mauvais augure.
Le servant, elle s’en aperçoit, ne comprend pas de ce dont elle parle. Le sourire lui revient, par compassion pour celui qui ne sait pas.
— Freyja n’est pas que la déesse de l’amour et de la fertilité, Pål, elle recueille la part des guerriers qui ne combattent que pour eux, leur famille ou leurs biens. Fólkvangr est le Valhöll[3] des faibles... tel Ulrik. Maudit ! MAUDIT ! Maudit soit-il !
Gunhild est hors d’elle. Tandis que Pål se retire à reculons, elle jette à terre tout ce qu’elle voit et peut mettre à bas. Dans une rage folle, elle manque de briser l’arc d’Östen. Ce grand arc qu’elle lui offrit. L’arc d’une valkyrie.
Dans sa danse furieuse, elle perd l’équilibre, tombe à terre, et comme une petite fille perdue, plonge son regard dans ses mains en pleurant. Ce sont des larmes de rage, de haine. Une volonté farouche de faire du mal, de faire couler des fleuves de sang pour étancher ses ressentiments.
Soudainement, la corne du guet retentit. Le son est joyeux, signe de bonne nouvelle.
Elle se lève d’un coup, va à la fenêtre, et se penchant en avant, elle voit, par les yeux toujours embués de ses larmes, le drakkar d’Östen et sa voile rouge de soleil couchant.
Elle est heureuse, elle rit. Elle a vu ce qui lui fait le plus le plaisir : Östen tenant au bout de sa main, par les cheveux tressés... la tête d’Ulrik.

[1] Navire de guerre viking.
[2] Ce sont les deux corbeaux messagers qui accompagnent Odin. À l'aube, ils partent pour parcourir les neuf mondes et reviennent le lendemain matin pour rapporter à Odin ce qu'ils ont vu et entendu, en le lui murmurant à l'oreille.
[3] Valhalla.