Imaginaire n°624
vendredi 22 mars 2024
inspirée par
“Le monde toujours plus englouti”
de Thierry Roquet
 
Les catastrophes sont aussi sources de rencontres.
 
INEXORABLEMENT
 
Station Châtelet, sur le quai du métro. Léon Marchepoil regarde impuissant les eaux ruisseler sur les escaliers qui conduisent aux quais.
Un jeune garçon s’approche de lui avec une pile de “Le petit parisien”[1].
— Vous croyez que c’est la fin du monde qui nous arrive, monsieur ? demande-t-il d’un air inquiet, les pieds déjà dans l’eau.
— Non, mon enfant, mais nous devrions penser à remonter.
— L’eau va monter ?
— Si ça se passe comme en 1658... ça risque d’être dangereux.
— Il y avait pas le métro à l’époque, monsieur.
— Je le sais bien, petit, répond Léon, d’un air amusé et pourtant inquiet aussi.
— Mais comment vous savez tout ça ?
— C’est mon métier, jeune homme, je suis professeur d’Histoire et j’enseigne à de jeunes personnes comme toi.
Le garçon est réellement impressionné. Lui qui a douze ans est déjà obligé de travailler pour aider sa mère à tenir le foyer. Il est là, devant un... monsieur, un professeur !
— Et vous savez comment sortir d’ici alors ?
Léon est bien embêté, mais ce n’est pas dans son caractère de baisser les bras.
— Justement... non. Mais à deux, je crois qu’on a plus de chance.
Le môme lève la tête vers l’homme, rassuré assurément et convaincu qu’ils vont s’en sortir.
— J’ai bien de la chance de vous avoir rencontré, monsieur.
— Et moi donc ! D’autant que c’est bien la première fois que je m’endors dans le métro.
— C’est pour cela que vous n’avez pas entendu l’annonce qu’il y a eu.
Léon Marchepoil est vraiment surpris.
— Ah ? Il y a eu une annonce... mais toi alors, pourquoi es-tu encore là ?
L’enfant baisse les yeux, comme honteux.
— Ben... c’est que je pouvais pas travailler aujourd’hui, tellement fatigué de ce que je travaille. Je m’étais mis dans un coin pour dormir un peu. Et je me suis réveillé en entendant l’annonce, mais j’ai fait une chute en courant et je me suis assommé, et le temps que je reprenne mes esprits... tout le monde était parti. Sauf vous, monsieur.
— Alors, c’est sûr, nous avons tous les deux une grande chance de nous être rencontré. Allons, essayons de trouver un autre escalier, le grand ici est impraticable.
— Je crois me rappeler qu’il y en a un par-là.
Surpris, Léon s’arrête et regarde le jeune garçon, tout de même un peu méfiant.
— Et comment le sais-tu donc ?
— J’étais là il y a quelques jours, à l’inauguration du dernier tronçon entre Porte de Clignancourt et Porte d’Orléans... attendez, c’était le... 9 janvier.
— Cette année 1910 commence assez mal, s’essaie Léon à la philosophie, mais nous en verrons la conclusion, je te le promets, gamin. Et d’ailleurs, quel est donc ton prénom ?
— Jules, monsieur, Jules Parsipol.
— Eh bien, Jules Parsipol, je te suis.
Le gamin ouvre donc leur marche alors que l’eau commence à leur arriver aux genoux.
Soudainement, il a un cri de joie.
— Monsieur ! Voilà la porte.
Ils s’aperçoivent alors d’un énorme problème ; en effet, la porte est fermée de l’autre côté.
Léon, visiblement désemparé, s’appuie d’une main contre le mur.
— Je crois, Jules que je ne vais pas pouvoir tenir ma promesse.
L’enfant, lui, a collé son oreille contre la porte. Son regard s’illumine, malgré la situation désespérée
— Monsieur !
— Oui ? répond Léon étonné du calme de l’enfant.
— J’entends des pas de l’autre côté.
Immédiatement, comme s’ils s’étaient concertés, ils se mettent à frapper de leurs poings sur la porte en appelant à l’aide.

***

— Eh ben vous en avez eu de la chance que je me sois perdu en cherchant la sortie, dit l’homme en face de Jules et Léon, totalement trempés.
— Ça pour sûr, soupire le jeune Jules.
Les deux sauvés des eaux sont dehors, non loin du Théâtre du Châtelet alors que l’eau s’engouffre de plus en plus furieusement dans la station Châtelet. Ils sont en face d’un homme à l’allure débonnaire.
— Pourrions-nous savoir à qui nous devons d’être en vie, monsieur... ?
— Ferdinand Gohin, professeur agrégé de lettres au Lycée Janson-de-Sailly[2], enchanté.
— Eh bien merci, cher confrère, dit Léon très chaleureusement.
— Faites attention la prochaine fois, même si cela n’est pas arrivé depuis...
— 1658, monsieur ! interrompt Jules, joyeux.
Agréablement surpris des connaissances acquises par le jeune garçon, Ferdinand lui met paternellement la main sur l’épaule, et en riant presque, conclut.
— Oui, eh bien, ça pourrait se répéter à l’avenir, et surtout si inexorablement, le monde est toujours plus englouti dans ses affres.

[1] Pour rappel, premier journal au monde à tirer à plus de 1 million d’exemplaires... il faut le noter.
[2] Je me suis permise de faire intervenir ici, l’un de mes plus augustes ancêtres, mon arrière-grand-père, côté paternel, Ferdinand Louis Gohin (1867-1944), prix de l’académie française, auteur d’ouvrages spécialisés sur la langue française et sur l’un de ses célébrissime auteurs dont il était l’un des grands spécialistes reconnu, Jean de La Fontaine.